Changeants (6/X)
Il était actuellement accroupi au-dessus de la rivière, sur un petit promontoire, fixant des yeux un poisson. Son bâton oscilla légèrement dans sa main droite, attendant que la pauvre bête ne s'approche de la surface. Dès que ce fut le cas, un coup vif percuta le nageur et Mel tendit la main pour attraper sa proie assommée.
"Tu pêches mieux que tu ne chasses" souffla soudain une voix dans son oreille.
Au souffle si proche, Mel sursauta violemment avec un cri de peur. Cela rompit son équilibre précaire et il tomba en avant, droit dans la rivière. Tous les poissons des alentours fuirent aussitôt et il revint à la surface en secouant sa chevelure noire, recrachant un peu d'eau. C'était bien le vieux qui était là, un sourire amusé sur ses lèvres, ce qui éclairait son regard vert qui en pétillait presque. Il lui tendit une main et Mel accepta de la prendre, se faisant hisser hors de l'eau par sa poigne vigoureuse.
"Vous m'avez fait peur" reprocha-t-il en essorant ses cheveux.
"J'ai vu ça" fit malicieusement le loup.
Mel grogna et retira sa tunique, l'essorant tout aussi vigoureusement. On avait beau être en été, se promener avec des vêtements trempés n'était pas très bon pour la santé. Il la remit ensuite rapidement.
"Tu veux toujours apprendre ?"
Interloqué, Mel ouvrit grand la bouche, puis releva des yeux emplis de détermination.
"Oui."
"C'est terriblement dangereux, gamin. Tu peux devenir fou ou juste mourir, sans aucun moyen de te sauver."
"Je veux quand même."
"La douleur de la transformation est ignoble. Tu dois changer la place et la taille de chacun de tes os, de chacun de tes nerfs. Si tu arrives à te transformer, tu risque de ne plus jamais vouloir redevenir humain par crainte de la douleur."
Mel observa le vieux, assis sur ses talons et en train de vider d'habiles coups de dague les trois poissons qu'il avait pêché. Il était mortellement sérieux, aussi le jeune homme se garda de prendre à la légère l'avertissement.
"Je veux quand même essayer."
Son ton était calme et nullement vantard, ce que sembla apprécier le vieil homme.
"Il y a plusieurs méthodes pour savoir en quoi tu peux te transformer" expliqua-t-il calmement. "Allume un feu, je n'aime pas le poisson cru."
Mel s'exécuta en silence, disposant puis enflammant le bois sec amené là par son maître.
"La plus sûre est de déterminer petit à petit en quel animal tu peux te changer. D'après ton caractère, tes réactions face à certaines menaces... ton instinct est celui de ton totem. Un homme qui charge aveuglément quand il a peur est plus proche du sanglier que du rat. Tu aurais une petite idée ?"
Mel resta silencieux un long moment. L'instinct... il ne savait pas trop, alors il finit par rouvrir prudemment la bouche.
"Je... pas un prédateur... et assez petit..."
"Pourquoi ?" demanda le vieux avec un intérêt visible.
"Vous me... faites peur..."
"Excellent" fit-il en lui souriant chaleureusement. "C'est exact, tu dois être une proie occasionnelle du loup. Je sens la peur des gens à qui je parle, tu sais. C'est comme cela que je savais que tu ne serais jamais un loup."
A nouveau, le silence retomba.
"Réfléchis... soit le plus juste possible avec toi-même. Tu peux être n'importe quoi. Pense à tes talents, à tes manies – tiens, tu te passes la main dans les cheveux ?"
Mel s'immobilisa net, ses doigts fourrés dans ses cheveux dans une vaine tentative de se les démêler. C'était vrai qu'il le faisait souvent... Chaque fois qu'il était nerveux ou qu'il s'ennuyait, en fait.
Ils dînèrent en silence, puis installèrent le campement. Mel réfléchissait encore, sans parvenir à trouver. Il n'était doté d'aucun talent en particulier. Pas spécialement intelligent, ni très habile de ses mains.
"Tu es un redoutable pêcheur" fit soudain la voix de son compagnon de route.
"Ah bon ?"
"Il n'y a pas grand-monde qui assomme les poissons avant de les attraper."
Mel émit un rire étranglé.
"Vous faites peur. J'ai l'impression que vous lisez dans mes pensées."
"L'esprit humain est complexe, gamin. Personne ne sait le déchiffrer, et certainement pas moi."
Il marqua une pause, puis reprit.
"Nous sommes suivis par des cavaliers. Il faudra accélérer demain pour atteindre Saphir avant qu'ils ne nous rejoignent."
Mel ouvrit la bouche pour demander comment il le savait, mais le vieux lui avait tourné le dos, enroulé dans sa cape. Alors il ferma les yeux, recherchant le sommeil. Il sombra presque aussitôt malgré toutes les pensées qui tournoyaient dans son esprit.