Changeants (2/X)
"Tu veux quelque chose, mon garçon ?" s'enquit l'étranger.
"Je, euh, je... où allez-vous, si ce n'est pas indiscret ?"
"A Saphir. Et je viens du Sud."
Mel battit des paupières.
"J'ai vu passer des mercenaires qui allaient au Sud" lança-t-il prudemment.
"C'est exact, il y a une guerre" acquiesça l'homme. "Elle est sur mes talons, j'espère que ton village n'aura pas à la subir."
"Vous êtes un guerrier, non ? Alors pourquoi s'éloigner du champ de bataille ?"
"Cette guerre n'est pas la mienne" fut la réponse qui arriva d'une voix glacée. "Me battre pour une gloire éphémère ou un tas d'or ne m'intéresse pas."
Mel baissa les yeux, tentant de faire taire l'effroi qui était remonté au ton froid.
"Excusez-moi" répondit-il. "Je ne souhaitais pas vous offenser."
Un rire, semblable à un aboiement, lui répondit.
"Je m'en doute, gamin. Tu devrais aller servir tes clients."
Mel comprit le congé et s'éclipsa, servant les rares personnes arrivées pendant sa conversation, puis retournant au comptoir. Il versa une partie de l'argent gagné dans la caisse, laissant l'autre dans sa poche. Son père dépensait tout ce qui se trouvait dans la caisse. Cela faisait des années que Mel effectuait les "prélèvements" qui lui permettaient d'acheter la nourriture et de maintenir la taverne ouverte.
Il entendit son père descendre et le vit bientôt rejoindre les autres ivrognes. Un beuglement lui demanda à boire et il s'exécuta en silence, coulant un regard vers l'étranger. Celui-ci l'observait en retour et finit par reporter son regard sur les flammes dansantes.
Au bout d'une ou deux heures, Mel releva soudain la tête en entendant un bruit inhabituel à l'extérieur, au-dessus des rires et des cris. Il avait visiblement été le seul à le percevoir en dehors de l'étranger. Il ferma donc les yeux, écoutant plus attentivement. Des cris, des bruits de sabots...
La porte qui s'ouvrait avec fracas le fit violemment sursauter. Une douzaine d'hommes en armes entrèrent, épées et haches au clair, hurlant quelques insultes. En quelques instants, la scène se changea en un bain de sang. Les soldats n'étaient pas là pour piller, mais clairement pour tuer et semer la terreur dans la région. Il recula d'un bond instinctif lorsqu'un homme le remarqua et abattit sa lame vers lui. Une seconde après, il se jetait au sol et l'épée fit siffler l'air au-dessus de lui.
Sans réfléchir, il prit la première chose qui lui passait sous la main, soit une chope déjà ébréchée, et la jeta à la tête de son agresseur; La poterie en terre cuite se brisa avec un bruit mat et le soldat vacilla un instant, plus de surprise que de douleur, touchant le sang qui coulait de son front. Puis il se jeta sur lui avec un cri de rage. Mel esquiva tant bien que mal, bondissant en tous sens sans vraiment réfléchir, mais finit par se retrouver acculé contre un mur et ferma les yeux pour ne pas voir l'arc d'argent s'abattre sur lui.
Un grondement sourd suivi d'un gargouillis lui fit rouvrir les yeux et il vit avec stupeur un énorme loup noir perché sur le corps du soldat, ses crocs encore dégoulinant de sang. Il l'avait égorgé d'un seul coup de mâchoire, frappant juste au-dessus de l'endroit où la cotte de maille se terminait. Le loup pivota soudain et l'attrapa par le poignet, curieusement sans le blesser, avant de le traîner à la cuisine, puis à l'extérieur. Hébété, Mel le suivit, ses yeux s'attardant sur les quelques maisons qui brûlaient.
Quand le loup se mit à courir vers le bois, Mel l'imita sans vraiment réfléchir. Ils s'enfoncèrent dans les sous-bois, puis plus profondément, semant petit à petit les hommes qui les poursuivaient en hurlant des injures. Les branches basses giflaient son visage, les herbes hautes ralentissaient ses pas, mais il n'osa s'arrêter que lorsque le loup le fit. Il s'effondra presque immédiatement au sol, les jambes tremblantes et sa poitrine le brûlant.
Il finit par relever les yeux. Comme s'il n'attendait que cela, le loup se mit à gronder, puis son image vacilla. Sous les yeux ébahis de l'aubergiste, la fourrure disparut, remplacée par les amples vêtements noirs, les pattes se replacèrent sous le bassin, la queue disparut, la mâchoire se rétrécit. En quelques secondes, son client se tint face à lui, le regardant attentivement.
"Ça va, gamin ?" demanda-t-il d'une voix douce.